Le travail au Makiwara
Réflexion sur l'exercice au makiwara
Oui ou non à l'exercice au makiwara ?
Les karatékas s'exercent au makiwara. Je me suis personnellement exercé régulièrement au makiwara durant une vingtaine d'années. Pendant cette période, je pense avoir frappé quotidiennement sur le makiwara plus de 500 coups en moyenne. Entre 23 et 28 ans, je frappais tous les jours 1000 coups de chaque poing. Je me sentais mal à l'aise si je ne m'exerçais pas au makiwara ce qui était devenu pour moi aussi habituel que de me brosser les dents. Quoique ces chiffres ne me semblent que moyens par rapport aux critères des karatékas de la génération précédente, mon expérience m'autorisera à formuler une opinion personnelle sur le makiwara. Je m'appuie aussi, dans cette réflexion, sur les expériences d'autres adeptes. Personnellement, j'ai maintenant acquis une méthode qui me convient mieux et qui me semble bien plus efficace et comme cette méthode s'est avérée contradictoire avec l'exercice au makiwara, j'ai mis fin définitivement à cet exercice il y a sept ans. Les exercices que je pratique consistent en détente du corps, respiration et en renforcement musculaire et tonification du corps par le contrôle mental. Il ne s'agit pas de les développer ici ; parlons du makiwara.
Aspects positifs et négatifs.
En réfléchissant à mon expérience et aux résultats de celles d'autres adeptes, je constate que cet entraînement a des aspects positifs et négatifs. Cet exercice est positif parce que vous pouvez vous habituer au choc causé par le coup. La résistance de votre poing contre les blessures dues aux chocs augmente et vous pouvez développer les muscles et les coordinations corporelles qui interviennent dans les techniques de frappe. Mais il me semble, somme toute, que les effets négatifs ou sans utilité, prédominent dans l'exercice au makiwara et que, pour développer la résistance du poing et renforcer les muscles, nous pouvons le remplacer par des exercices de frappe contre un sac plus souple. Bien entendu je n'ouvre pas une polémique sur cette question, je ne condamne pas non plus cet exercice. Je respecte la liberté d'opinion des autres, aussi exprimerai-je avec franchise ma pensée qui est limitée par mes propres capacités et par mon expérience. La réception du choc lors des frappes contre un objet dur semble avoir des effets plus nocifs que bénéfiques pour le développement de notre efficacité. Et, même si on s'exerce sur un makiwara relativement souple, la formation des cals sur les phalanges est plutôt négative pour l'augmentation de l'efficacité de la frappe sur un corps vivant. Pourquoi ?
Le paradoxe de l'efficacité de la frappe.
Casser une brique ou des tuiles ne demande pas, en soi, le déploiement d'une force importante puisqu'avec un petit marteau n'importe qui peut les casser avec facilité. Mais lorsque vous essayez de les casser à main nue, comme on le fait souvent dans les démonstrations de karaté, le premier obstacle est que vous avez mal au poing et que vous n'osez même pas frapper avec force à cause de cette douleur. Si vous avez un gant en cuir rembourré à l'intérieur et renforcé avec un objet dur à l'extérieur aux endroits qui touchent au moment de la frappe, vous ne ressentirez presque pas de douleur, même si vous frappez avec toute votre force. Vous casserez alors aisément une brique ou des tuiles, même si vous êtes assez chétif. Les cals du karatéka sont en quelque sorte similaires à ce type de gant. Si vous avez une constitution solide, et si vous travaillez manuellement, la peau de votre poing est suffisamment épaisse pour supporter la douleur au moment de la frappe sans avoir de gant ; en effet, j'ai vu souvent des travailleurs manuels aux mains calleuses casser mieux que des karatékas. Pour avoir moins mal, il faut diminuer la concentration de force sur l'extrémité étroite de la phalange. En élargissant la surface du contact au moment de la frappe vous avez moins mal. Si vous regardez bien les cals d'un karatéka, vous pouvez aisément observer qu'ils élargissent la surface de chaque phalange en épaississant la peau, mais il apparaît à la radiographie que, dans la plupart des cas, la forme de l'os reste inchangée. Les cals permettent d'éviter que la force ne se concentre sur des points étroits et ils protègent les ligaments et les os qui se trouvent dessous. Grâce aux cals, la force est plus dispersée, donc on peut frapper plus fort en ayant moins mal et les objets se brisent. Le rôle principal des cals des karatékas ne va pas beaucoup plus loin que cela du point de vue de l'efficacité. Ils dispersent la force pour protéger la main, ce qui diminue en fait l'efficacité du point de contact le plus intense de la frappe, mais en même temps ils permettent de frapper avec plus de force, parce qu'on a moins mal, ce qui facilite la casse des objets durs. Il faut reconnaître qu'en matière de casse, les cals représentent un des éléments, voire une condition nécessaire, de l'efficacité. Mais, du fait même d'augmenter la surface de contact, les cals diminuent partiellement l'efficacité de la frappe contre le corps vivant. Porté avec la même force, il est évident que le coup d'un petit poing osseux fait plus mal que celui d'un gros poing plat. L'efficacité de l'exercice au makiwara tient au renforcement musculaire et à la coordination de la force au moment de la frappe. Ceux-ci s'acquièrent par la répétition. Le makiwara n'est pas le seul moyen de parvenir à ce résultat, mais avec les cals l'accumulation devient visible et ceux-ci représentent souvent une marque du karatéka. Même si on peut casser les choses « comme » avec un marteau, la main humaine ne devient jamais aussi dure que le fer. Ici intervient une illusion. Par exemple, si vous lassez tomber un marteau de 30 cm au-dessus de la tête, la douleur et le choc ne seront pas négligeables, mais si vous laissez tomber simplement la main « comme un marteau », vous ne ferez jamais aussi mal. Une chute de 30 cm d'un marteau sera suffisante pour casser une bouteille mais aucune main dure « comme le fer » ne cassera une bouteille si on la laisse simplement chuter comme un objet inerte. De plus, nous l'avons vu avec l'exemple de la casse des bouteilles, l'efficacité de l'exercice de casse n'est pas directement transposable en combat.
Une expérience sur l'efficacité.
Je vais citer un exemple, la réflexion d'un adepte qui me semble être suffisamment importante pour notre propos. Partir des réflexions et des expériences de nos prédécesseurs n'est-il pas une condition du progrès ? Le défunt maître S. Egami écrit dans son ouvrage, « Karaté-do pour les spécialistes » (Ed. Rakuten-kaî, Tokyo, 1970) : « Depuis que j'ai été initié au karaté, je me suis exercé au makiwara durant 25 années, plus que les autres adeptes. Je ne pouvais pas me passer de makiwara quelques soient mes conditions de vie car je considérais, à l'époque, que le makiwara était la compagne de ma vie... » L'objectif de S. Egami était de trouver une véritable efficacité : « Depuis longtemps, je suis tourmenté par une question : le tsuki du karaté est-il vraiment efficace ? Quelle est l'efficacité de tsuki (coup de poing) ? Comment peut-on y parvenir ? Je voulais savoir si mon tsuki était réellement efficace mais je ne pouvais pas l'essayer contre quelqu'un. J'ai fini par décider d'examiner l'efficacité du tsuki en me faisant frapper par des personnes qui venaient de différentes disciplines. Je me suis fait frapper au ventre et au plexus solaire par des karatékas et par des personnes qui venaient du judo, du kendo, de la boxe anglaise et d'ailleurs. Jusqu'à aujourd'hui le nombre de coups que j'ai reçu atteint plusieurs dizaines de milliers. » « On nous avait inculqué que le makiwara est indispensable pour le karaté. Mais j'en doute. Je n'ai jamais encore entendu l'histoire du makiwara. Il y a une trentaine d'années, lorsque je suis allé à Okinawa, j'y ai vu les exercices au makiwara. Mais ce n'était pas le makiwara qu'on a l'habitude de voir. Ils étaient formés de planches très souples avec les pailles molles. Ils n'opposaient presque pas de résistance au poing. Il m'a semblé qu'on les utilisait principalement pour contrôler la direction de la frappe. Je pense que c'était aussi l'objectif du makiwara. J'ai rencontré quelques fois des karatékas dont la peau des poings était devenue comme le dessous du pied avec des cals noirs. C'était impressionnant à voir mais, en recevant leurs coups sur mon ventre, je n'ai pas ressenti leur efficacité. » Ainsi il mène sa recherche en recevant des coups sur le ventre et arrive à établir une certaine statistique et à conclure. « La conclusion est catastrophique car il s'est avéré que la frappe des karatékas était la moins efficace. J'ai dû constater que plus la personne persévérait en karaté, moins efficace était son tsuki. La plus efficace était la frappe du boxeur. Et ce qui m'a étonné le plus était que la frappe d'une personne qui n'avait jamais pratiqué d'art martial était très percutante. Cette constatation m'a choqué. Qu'est-ce que cela veut dire ? Pourquoi ? J'ai dû repartir dans une nouvelle recherche pour trouver l'efficacité. « J'ai compris qu'une illusion existe en karaté : on confond l'efficacité avec le durcissement du corps. Or durcir revient à stopper un mouvement. J'ai commencé alors à assouplir mon corps que j'avais persévéré à durcir jusqu'alors.... Après une recherche poussée jusqu'à la limite, je suis parvenu à former mon poing différemment de ce que je faisais auparavant. Il fallait changer la forme et avec la nouvelle forme du poing il devenait impossible de faire des exercices au makiwara. C'est ainsi que, vers 1957 ou 58, j'ai renoncé complètement au makiwara. » Ne sont-elles pas étonnantes ces paroles de S. Egami. Certains karatékas seront même choqués, n'est-ce pas ? Mais l'exemple de S. Egami est instructif pour comprendre le paradoxe de l'efficacité du tsuki. Comme il l'affirme : « La frappe des karatékas était la moins efficace et plus la personne persévérait en karaté, moins efficace était son tsuki. ». Il l'explique parce qu'en durcissant le corps, on empêche le mouvement de quelque chose d'essentiel, mais il ne va pas plus loin dans son ouvrage. Il me semble nécessaire d'approfondir davantage ce point.
L'efficacité et la sensibilité.
J'ai donné plus haut une explication simple des variations de l'efficacité par la répartition du choc à la surface du poing. Mais ce schéma simple de répartition de la force ne suffit pas à comprendre l'efficacité du coup du poing. Lorsque nous recevons un coup, nous pouvons diminuer la nocivité du coup grâce à un certain contrôle que nous effectuons sur nous-même. Il s'agit d'activer subjectivement la partie du corps concernée en y rassemblant le « ki » à l'endroit où l'on a reçu un coup. Cela peut paraître incroyable à certains d'entre vous, pourtant l'efficacité de cette pratique est bien connue dans les écoles anciennes d'arts martiaux et la méthode est transmise dans le cadre circonscrit de l'enseignement ésotérique de certaines écoles. La logique de cette pratique part de l'idée que nous pouvons rassembler le « ki » sur une partie du corps par notre propre volonté, pour activer les fonctions défensives. Et, de fait, si nous sommes attentifs, nous pouvons nous rendre compte qu'une grande quantité de sensations corporelles reste endormie. Je citerai un exemple personnel : Etant enfant, j'ai vu que certaines personnes étaient capables de bouger leurs oreilles, tandis que la plupart n'y arrivaient pas. Je me suis dis que j'en serais capable aussi, mais je ne savais pas comment faire. J'ai cherché tout seul. J'ai exploré la sensation du mouvement des oreilles à partir de celles de la zone qui les environne. Petit à petit, j'ai commencé à obtenir la sensation de faire bouger près des oreilles, puis un jour la sensation a atteint mes oreilles qui ont commencé à bouger. Depuis ce jour, je fais partie de ceux qui sont capables de bouger les oreilles. J'y suis parvenu par mon exploration, ce n'était pas inné. Faire bouger ou non ses oreilles n'a pas d'importance en soi, mais tant que nous n'obtenons pas une sensation concrète pour réaliser un acte précis, nos efforts dérapent, comme si nous essayions d'escalader un mur lisse qui ne présente aucune prise. Pour escalader, il faut des prises, pour activer notre corps, nous devons découvrir les sensations concrètes qui nous servent de prises. Il en va de même lorsque nous essayons de ressentir nettement telle ou telle partie du corps pour agir avec plus de précision. Il n'est pas possible de comprendre ce qu'on appelle sensation du « ki » ou rassembler le « ki » sans vivre cette sensation. Comment aurais-je pu décrire la sensation de bouger mes oreilles tant que je ne l'avais pas fait, tant que cette sensation n'existait pas dans le registre de mon corps? Le registre des sensations. Chacun de nous éprouve des sensations au cours de sa vie et, à partir de ce qu'il ressent, il pense qu'il en est ainsi de la nature humaine, mais nous avons, au fond de nous-même, une grande quantité de sensations endormies qui ne sont jamais éveillées, ni cultivées. Il nous est normal de voir un cheval ou un boeuf remuer ses oreilles ou sa queue pour chasser les mouches. Nous, êtres humains avons aussi des oreilles et un coccyx. Que peut être la sensation du coccyx ? Elle est généralement absente. Pourtant, en faisant des exercices internes, la sensation du coccyx deviendra évidente, de plus, elle est importante pour localiser la direction du mouvement des sensations internes du corps qui montent et descendent le long de la colonne vertébrale. Du coccyx au sommet de la tête, en passant tout le long de la colonne vertébrale, je décrirai la sensation que l'on éprouve au cours des exercices internes comme une lumière phosphorescente qui s'allume et se déplace. Avant d'avoir persévéré dans la pratique interne, je ne pouvais pas songer qu'une si forte sensation puisse se déplacer dans le corps. Il m'était impossible de la ressentir, pourtant elle est maintenant si forte et si évidente pour moi. Bref, je voudrais affirmer que notre corps recèle une grande variété de sensations et qu'il est possible de les réveiller jusqu'à certain degré par des exercices précis. Certaines méthodes traditionnelles, liées à la théorie de l'acupuncture, aident à constituer ou amplifier des réseaux particuliers de sensations destinés à développer les fonctions physiques et à ralentir les effets du vieillissement. A partir d'un certain âge, les facultés physiques baissent, les dents, les cheveux tombent, la vue baisse, la tonicité musculaire diminue. Si l'on interprète ces faits comme des manifestations de la diminution de l'énergie vitale qui s'éteint à la mort, les exercices qui ont pour but d'éveiller et d'explorer des réseaux de notre système sensoriel contribuent, en faisant appel à des réseaux de substitution, à augmenter ou maintenir des capacités qui, sans exercices, iraient en déclinant. Parce qu'elles tendent à amplifier nos capacités, ces pratiques font partie de la recherche de l'efficacité de l'art martial. S. Egami explique intuitivement la diminution de l'efficacité en disant que les exercices de karaté durcissent le corps, je ferai l'hypothèse qu'elle est le résultat de l'obstruction des réseaux sensoriels et énergétiques à laquelle aboutissent certains exercices de renforcement en karaté.
L'exercice au makiwara et la canalisation du « ki ».
Revenons à la question de l'exercice au makiwara. La finesse des sensations de notre main sera étouffée par les exercices de frappe au makiwara. Car en donnant régulièrement des coups contre un objet plus ou moins dur comme le makiwara, nous déplaçons le registre de notre sensibilité vers un durcissement, en une réaction de défense contre la douleur et les chocs. Par un processus de défense de notre corps, la peau devient plus épaisse et les cals apparaissent atténuant les douleurs de l'impact. En quelque sorte, nous pouvons frapper plus fort parce que la main est devenue insensible à la douleur. Au point de vue de l'efficacité du tsuki que nous cherchons, même si elle frappe fort, une main insensible est peu percutante. Nous avons vu que l'accumulation du « ki » sur une partie du corps activait les défenses. De même, je ferai l'hypothèse que nous pouvons activer la main en y canalisant le « ki », afin d'augmenter la qualité percutante de la frappe. La main qui rassemble le « ki » est, selon mon expérience et mes observations, une main solide et sensible qui rend une attaque percutante sans commune mesure avec l'attaque d'une main durcie par l'exercice du makiwara. Les manifestations de ce qu'on appelle le « ki » ou le « qi » dans les traditions japonaise et chinoise sont très difficiles à constater directement et ce terme est souvent utilisé pour désigner des manifestations mystiques. Cependant, on constate un nombre important de guérisons obtenues par la médecine traditionnelle qui repose sur l'idée du « qi » et est, en Chine, pratiquée en coordination avec la médecine moderne. Le fondement de cette médecine est, comme on le sait admis par certains médecins européens et rejeté par d'autres. Sans prétendre apporter des éléments scientifiques à ce dossier, je m'inscris parmi ceux qui pensent que l'hypothèse du « ki » ou « qi » est pertinente. La difficulté est de trouver une forme scientifique de mise en évidence du « ki » susceptible de le circonscrire et d'en définir le champ. En s'exerçant au makiwara qui forme les cals, on perd partiellement l'effet de la percussion par une augmentation de la surface du poing et d'autre part, ce qui est plus grave, on obstrue la canalisation du « ki » sur le poing. Ce qui correspond à la constatation choquante de S. Egami : « plus la personne persévère en karaté, moins efficace est son tsuki. ». Pour chercher l'efficacité du tsuki, il est important de rassembler le « ki » dans le poing, comme on peut aussi le faire pour soigner. Que le coup soit porté avec le poing ou la main ouverte, l'efficacité d'une frappe qui concentrant le « ki » est sans commune mesure avec celle d'une main durcie par les cals. Si on se contracte avec dureté, le courant du « ki » est obstrué, c'est la « contraction fermée ». Nous avons déjà expliqué pourquoi la détente est indispensable pour rassembler le « ki » et coexiste avec ce que j'ai appelé « la contraction ouverte ». Les exercices choisis dans la méthode que j'ai apprise vont dans cette direction.